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Jean-Bernard Chatelain* et Kirsten Ralf

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Les politiques de stabilisation économique visent à diminuer la persistance des déviations de la production, des prix et des risques de leur tendance moyenne. Pour ce faire, en cas de récession, de baisse des prix ou de hausse des risques, les décideurs publics modifient le taux d’intérêt directeur à la baisse et/ou l’offre de liquidité de la banque centrale à la hausse et/ou les dépenses publiques à la hausse et/ou les taux d’imposition à la baisse. Ils feront l’inverse en cas de boom.
Il s’agit d’un mécanisme dit « de rétroaction négative », qui est utilisé pour stabiliser l’évolution au cours du temps de systèmes simples ou complexes, par l’homme ou dans la nature, dans des domaines allant de la physique, la biologie, l’écologie à l’économie et la gestion. Un domaine scientifique étudiant ce mécanisme de rétroaction négative s’est constitué à la fin des années cinquante (le contrôle). Il est issu des mathématiques appliquées aux sciences de l’ingénieur, avec des applications pluridisciplinaires (1). Pour la très grande majorité des économistes, la remise en question de l’efficacité des politiques de stabilisation économique est évidemment hors de propos dans le contexte actuel. Cela ne fut pas le cas durant les années 1970 et 1980. Friedman, Hayek, Lucas, Kydland ou encore Prescott (2) auraient démontré des impossibilités radicales entravant les mécanismes de rétroaction négative par les décideurs publics ; à l’inverse, ils ont argumenté que la rétroaction négative de l’offre sur la demande sur les marchés entre les agents privés seraient toujours efficace pour stabiliser l’économie.

Dans cet article, Kirsten Ralf et Jean-Bernard Chatelain, montrent que les transferts de méthodes du domaine scientifique du contrôle par les macroéconomistes étudiant les politiques de stabilisation furent très rapides et intenses dans les années 1960. En revanche, ces transferts de méthodes, qui contribuent au progrès scientifique, ont été retardés d’une quinzaine d’année durant les décennies 1970 et 1980. Ils montrent ensuite que les preuves avancées par les tenants de l’impossibilité d’utiliser un mécanisme de rétroaction négative par les décideurs publics sont des exagérations poussées à l’extrême de deux résultats.

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Le premier résultat, appelé critique de Lucas en 1976, aurait démontré qu’il serait, en principe, impossible d’évaluer les paramètres de rétroaction négative, qui entrainerait des causalités dans les deux sens (3). Cependant, la méthode dite des « variables instrumentales » permet en principe de répondre à cet épineux problème. Les auteurs notent que ce problème de double causalité se pose aussi dans le cas du secteur privé, pour la rétroaction de l’offre sur la demande.
Le second résultat, appelé incohérence temporelle (Kydland et Prescott (1977)) (4) pousse l’hypothèse extrême qu’il serait, en principe, impossible à un décideur public d’avoir la moindre crédibilité : il reviendrait sur ses décisions à chaque instant. Une autre variante par Barro et Gordon (1983) suppose de surcroît que les préférences des banques centrales seraient, en principe, toujours de demander moins de chômage que le chômage frictionnel et plus d’inflation que la cible d’inflation d’équilibre. Un article de John Taylor (1993) a mis en partie fin à cette controverse dans le monde académique. Il a réhabilité la thèse de l’efficacité des politiques de stabilisation monétaire. Taylor montre qu’une règle où le taux d’intérêt directeur répond aux écarts d’inflation et de production, avec des paramètres arbitraires prédit à peu près à l’évolution du taux directeur de la Fed. Sa méthode scientifique est cependant très fragile : il s’appuie sur seulement 24 observations trimestrielles entre 1987 et 1992, il surévalue la réaction du taux d’intérêt à l’inflation sur cette période, et il ne prend pas en compte l’effet en retour du taux d’intérêt sur l’inflation (ce qui aurait permis de répondre à la critique de Lucas).

Il a été question de la méthode scientifique lors de la recherche de traitement pour la Covid en France. Lors de controverses en macroéconomie, comme dans les autres sciences, il est somme toute normal que la méthode scientifique soit parfois malmenée en faisant appel à des pétitions de principe méthodologiques et à des extrapolations hardies.

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(1) Ce domaine scientifique a obtenu des résultats nouveaux et spectaculaires dans les années 1960 qui ont contribué à la conquête spatiale ou à la navigation GPS, parmi des milliers d’autres applications.

(2) Diverses contributions validant l’inefficacité des politiques de stabilisation économique ont vu leurs auteurs recevoir le prix Nobel (Friedman, Hayek, Lucas, Kydland et Prescott)

(3) On ne pourrait pas, par exemple, mesurer la transmission de l’effet du taux d’intérêt directeur sur l’inflation, parce que ce taux directeur réagit lui aussi à l’inflation dans un sens opposé en cas de rétroaction négative par la banque centrale

(4) Reprend un résultat mathématique issu du contrôle démontré par Simaan et Cruz en 1973

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Références

Titre original de l’article : How Macroeconomists Lost Control of Stabilization Policy : Towards Dark Ages

Publié dans : European Journal of the History of Economic Thought (déc. 2020)

Disponible via :
https://www.researchgate.net/publication/336103794_How_Macroeconomists_Lost_Control_Towards_Dark_Ages


* Chercheur PSE

Crédits visuel : Shutterstock – Andrey Popov